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J'ai passé un mois au Caire en juin 2014. L'objectif principal de mon voyage était de tester la faisabilité du projet que j’avais à l’esprit (expliqué dans la version 1) - changer mes idées préconçues et faire échouer mes plans préétablis. En effet, j’ai partiellement réussi mon objectif d’auto-déconstruction.

Je suis restée perplexe face à la complexité de la situation, des plans d'eau de l'espace public et privé existent sur l'île de Gezirat al-Qursaya et dans la ville du Caire en général. Pourtant, des questions sans réponse sur la nature de la représentation sont passées à travers l'atmosphère tendue du régime militaire.

Pour cette deuxième phase de recherche du projet, pour tenter de retracer ce qui m’a marquée, je partage un paysage sonore fabriqué à partir d'extraits de différentes réunions et d'entretiens menés dans la ville. S’additionne à ces sons une carte mentale, dessinée environ deux semaines après que j’ai quitté le Caire. Voici un bref texte et un ensemble d'images de cette seconde phase de recherche.

  

 

Un petit bateau attaché à une poulie vous emmène à travers le petit tronçon du Nil qui sépare Qursaya du Caire. Un jeune homme tire sur la chaîne qui entraîne le navire de fortune pour un demi-dinar, glissé brutalement dans une boîte de conserve. Une fois sur l'île, le calme nous frappe et le trafic rugissant est étonnamment réduit à un ronflement ou une halte. Trois chemins de terre à moins d'un mètre l’un de l’autre vous emmènent soit vers un espace densément peuplé où se trouvent trois immeubles à plusieurs étages faits de parpaings peinturés ; vers l’entrée de la maison du Dr. Mohamad, soit vers une petite plantation de bananes. Ce sont les points finaux de mes voyages entre lesquels se trouvent une multitude de petites maisons et des champs entretenus par des familles qui disent vivre ici depuis 300 ans.

La majorité des habitants viennent d'Al-Dahab, la plus grande île voisine. Ils avaient l'habitude de ramer jusqu'à Al-Qursaya lorsque les marées basses permettaient de l’exploiter. Le barrage d'Assouan fut construit et Qursayar se révéla complètement, devenant la Terre. Certains disent que cela s'est passé en 1902. D’autres affirment que ce fut plus tard, dans les années 50 lorsque le barrage supérieur fut construit.

 

Au Musée de l'agriculture dans le quartier Doki du Caire, un préposé allume, juste pour nous, les néons dans les vitrines. Celles-ci abritent des sculptures complexes en bois représentant des terres émergées. Des surfaces ondulées sont peintes à la main. Un diaporama à grande échelle projette la construction du barrage d'Assouan. Les tons pastel, majeurs dans la composition, sont réveillés par l’éclat d’une lumière ardente renvoyée par une série de petits immeubles. Je me dis que cela pourrait être un modèle du film Solaris réalisé par Andrei Tarkovsky (1972). Le musée dans lequel on se trouve a été ouvert en 1938 et il ressemble maintenant à une encyclopédie 3D géante et obsolète, pleine de faits scientifiques clairement expliqués, sur la base de la vie des poissons et des amphibiens, des boulangers, des amateurs de marché et de leurs familles. Il est délabré, certains des pluviers empaillés commencent à pourrir. Un homme cire le sol sans arrêt, pour une finition impeccable.

 

J'ai cherché les cartes de l'île à la bibliothèque de l'Université américaine du Caire, mais elles ne semblent pas exister. L'île n'apparaît que dans les nouveaux guides de la ville où la métropole est divisée en segments de couleurs vives marqués par des codes placés en bas des pages. Un seul de ces guides l'identifie par son nom ; dans tous les autres documents, y compris les cartes Google, l'île est un espace vierge. Toutes les cartes précédant les années 1970 s'arrêtent à Al Rawda, la dernière île formellement établie au sud du centre-ville.

 

 

A la pointe sud de l'île, au-delà de la colonie densément peuplée, se trouve le centre du Village pharaonique. Le Village est une attraction touristique construite pour montrer les différents aspects de la vie sous les Pharaons. Des tableaux-vivants illustrent les anciens métiers de la ville que les acteurs reproduisent avec un ennui évident. Je me suis rendue compte plus tard qu'un grand nombre des acteurs employés par le Village pharaonique vivaient de l'autre côté du mur, dans la partie occupée de l'île. Je suis fascinée par la scène qui décrit les premières collectes d’impôts étaient mises en œuvre par l’Etat.

Nous retournons sur l'île presque quotidiennement, parfois le matin quand les pêcheurs reviennent de leurs voyages à l'aube, parfois dans la soirée pour retrouver et parler à ceux qui partent travailler dans la ville. Nos conversations sont longues et commencent souvent par une invitation à rejoindre les familles dans leur maison. Je leur pose des questions sur leur terre, sur ce qu'elle signifie pour eux, comment a-t-elle été acquise et peut être perdue. Beaucoup disent qu'ils possèdent la terre et ont récemment obtenu des titres après une bataille judiciaire; certains s'appuient toujours sur la loi foncière qui leur permet de vivre sur l'île en payant un petit loyer au ministère de l'agriculture. Après la dernière tentative d'occupation militaire qui a laissé un mort, le sujet de la revendication de l'armée à la propriété de l'île à des fins de défense est un point de contestation clair.

Mardi, nous sommes descendus vers la pointe nord de l'île et sur le chemin, nous avons vu des résidences de vacances fermées, puis, lorsque nous avons atteint la bananeraie, quelques grandes structures de bâtiments inachevés. Un groupe d'hommes semblait faire de la cueillette en lignes nettes, tandis que d'autres observaient la scène. Deux d'entre eux sont venus vers nous pour nous demander qui nous étions. Ils n’avaient pas l’air ravis par notre présence. J'ai dû bien réfléchir aux réponses que j’allais leur fournir. J'ai aperçu leurs tentes kaki solidement plantées sur une clairière et j’ai compris. C’étaient des soldats d'occupation infiltrés dans Qursaya. On nous a demandé de quitter la zone.

L'incident m'amène à examiner la nature de l'enregistrement cinématographique dans un état militaire. Que signifie, enregistrer sur l'île, dans le contexte actuel ? Dans ces conditions, quels appareils plus ou moins discrets utiliser ? Et comment ces appareils modifient-ils l’échange entre celui qui est derrière et celui qui est devant la caméra ? L'État militaire peut intervenir brutalement à la vue d'un dispositif d'enregistrement qui peut être perçu comme une menace. Comment effectuer des enregistrements lorsque que l’on se méfie d’une caméra comme d’une arme ? Je commence à penser différemment… Des écrans noirs, plus de contexte, plus d’images. Faut-il ne proposer qu’une seule personne à l’écran, ou qu’un seul lieu ? Et si je n’enregistrais pas, tout simplement ? Mais alors, pourquoi suis-je ici ?

Le premier soir où nous nous rencontrons, elle est agitée. Alors que je lui parle de mes idées, je me sens rapetissée par son inquiétude. Elle n'écoute pas, et à juste titre ; ses amis ont encore été arrêtés lors d'une manifestation. Et maintenant que la loi anti-manifestation est en place, cela pourrait signifier toutes sortes de choses.

Lors de notre dernière visite sur l'île, nous traversons une ruelle se situant derrière la mosquée. Après quelques mètres, se trouve une petite maison de deux étages construite sur une colline qui paraît tenir grâce aux racines d'un arbre centenaire. La qualité des carreaux de céramiques posés au sol nous laisse deviner l’âge de la construction. C'est la plus ancienne maison de l'île et ceux qui y vivent sont les premiers colons. Elle a été construite quand l’île n’était pas encore la Terre et lorsque le Nil a progressivement englouti les champs cultivés par cette famille.

 

Prévus pour 2050, selon le modèle CGI appelé «Cairo urban dream», de grands boulevards construits à proximité de ce lieu. Sur les simulations 3D, ils sont enveloppés d’une lumière mystique et ressemblent à une piste d'atterrissage pour ovnis. La capitale deviendra officiellement une «Global City», pouvant accueillir son jeu délirant de gratte-ciels, de condominiums riverains haut de gamme et d'esplanades banalisées, libres de vulgarité et Tuc-Tuc. Qursaya, elle, deviendra «the cloud recreational project», projet d'espace de loisirs qui regroupe un ensemble de parcs publics, entourés de complexes luxueux.
Nous assistons à la présentation du projet aux fonctionnaires. La présentation se termine. Les fonctionnaires se lèvent, et sur la dernière page de leur Powerpoint on peut lire : « Merci, rien n'est impossible tant qu'il y a de la volonté, du désir, et une vision pour l'avenir ».

À propos de l'artiste

Adelita Husni-Bey est une artiste et chercheuse libyenne née en 1985. Elle est diplômée de l’école d'art de Chelsea et de l’Université Goldsmith en Photographie et Sociologie. Son travail s’attache à différents thèmes tels que les mécanismes de pouvoir et de contrôle économique et politique, ou encore la mémoire collective et ses micro-utopies. C’est sa formation qui a contribué à l’engagement de sa démarche. Une démarche qui remet en question les systèmes dominants d'organisation de nos sociétés actuelles. L’artiste s’attaque au capitalisme qui dirige les domaines du travail, de l'éducation et du logement. En s’interrogeant sur la visibilité contemporaine de l'art qui traite des « communautés sous-représentées », elle cherche des solutions pour déstructurer les schémas de la société occidentale dominante. En ce sens, Adelita Husni-Bey souhaite instaurer une réflexion sur des imaginaires sociaux alternatifs. Sa pratique artistique rassemble dessin, peinture, collage, vidéo et ateliers participatifs.

Ses projets les plus récents sont axés sur le réexamen des modèles pédagogiques radicaux dans le cadre d'études anarcho-collectivistes. Parmi ses expositions personnelles il y a notamment: Green Mountain, ViaFarini/ DOCVA 2010, Deadmouth à la Galleria Laveronica en 2010, Playing truant, Gasworks, 2012. Ses expositions de groupe comprennent: TRACK, musée SMAK, 2012, Mental Furniture Industry, Flattime House, à Londres, 2013, Jens, Hordeland Kunstsenter 2013, Meeting Points 7, MUKHA, Anvers, 2013, 0 Degree Performance, Biennale de Moscou 2013, What is an institution? Beyrouth Saison 4, Le Caire, 2013, We have never been modern, Songeun Art Space, Seoul, 2014, Giving Contour to Shadows, Neue Berliner Kunstverein, Berlin, 2014, Utopia for sale?, Musée Maxxi, Rome.

Adelita Husni Bey a été mise en avant par la presse d'art internationale, avec des articles dans Flash Art, Modern Painters, Ibraaz, Mousee Magazine et Frieze, ainsi que dans des journaux internationaux tels que The Guardian et le Corriere della Sera. L'artiste a récemment terminé le Whitney Independent Study Program à New York et travaille avec les écoles italiennes pour promouvoir la compréhension critique de la crise économique par de jeunes étudiants.


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