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La phase actuelle de Apprendre à ne pas rêver se focalise sur la traduction, le sous-titrage, et la vérification du documentaire de Kassem Hawal, fait en 1982 et qui dure 35 min: le massacre: Sabra et Chatila. Parallèlement à ces processus techniques, la recherche sur le tournage du film continue, en collaboration avec le directeur. L'achèvement du projet permettra de réunir les volets suivants: la livraison d'une édition numérique préservée du film; la filmographie/ biographie du co-directeur; et un essai de recherche traitant des significations historiques et esthétiques du film.

 

Pendant l'été 2014, la Palestine Film Fondation a effectué l'enregistrement numérique d'une bande analogique et réchappée du massacre. Les dialogues du film en arabe, en anglais et en hébreu ont été  traduits et sous-titrés en anglais et en arabe. Une ébauche des sous-titres en anglais a été créée, et les ajustements de synchronisation sont en cours. Une fois que les sous-titres en arabe sont ajoutés et les vérifications effectuées, une édition définitive du film avec sous-titrage double sera produite. Une exposition est prévue au printemps 2015.

 

Ce qui suit est un ensemble de notes de réflexion initiales empiriques sur le film et son tournage. Les souvenirs de Kassem Hawal de la période pendant laquelle le film a été tourné sont accompagnés d'une brève chronologie de son activisme culturel. Une discussion des témoignages des survivants dans Massacre: Sabra et Chatila suit, avec de courts extraits de l'ébauche du film sous-titré (et la transcription des sous-titrages). Le film n'est pas évalué dans son intégralité: son dernier chapitre, essentiel, est noté, mais ne sera abordé en détail qu'une fois le projet terminé.

 

Souvenirs / Chronologie

 

Pour moi, je fais un retour en arrière et je vois tout cela, je me vois, pendant une période de l'histoire, une période de ma vie; mais je n'ai pas la même connexion ou le même sentiment que je sais que j'avais à ce moment-là.

 

A l'époque, mes conditions de travail étaient difficiles – il n'y avait jamais d'argent pour l'industrie du film, ce qui signifie qu'on produisait des oeuvres de faible qualité technique. Donc, même alors, je sentais que «cela n'était pas mon rêve». Mais en même temps, je savais que je ne pouvais pas être ailleurs, qu'il n'y avait aucun autre endroit similaire – Les Palestiniens que j'ai rencontrés étaient de très belles personnes, et à travers la Révolution nous avons tous senti que nous pourrions changer le monde.

 

Cependant, à la fin, c'est le monde qui nous a changés.

 

—Kassem Hawal, correspondance, juin 2014

 

Face à la persécution due à son écriture politique, Kassem Hawal a quitté l'Irak en 1970 avec but d'aller aux EAU, alors sous domination britannique (connus à l'époque comme les «États de la Trêve»). Parce qu'une demande de visa à Bagdad risquait d'attirer l'attention des organismes de sécurité irakiens, il est d'abord allé à Beyrouth pour faire sa demande à l'ambassade britannique avant de poursuivre son voyage. Au Liban cependant, Hawal rencontré Ghassan Kanafani, camarade écrivain et âme sœur. Les deux sont devenus proches; Kanafani a demandé à Hawal de rester et de se joindre à lui à Al-Hadaf , le magazine du FPLP,  pour être éditeur d'une section culturelle dont les deux avaient discutée.

 

Dès la fin 1970, Hawal était actif dans les programmes culturels du FPLP, travaillant à Al-Hadaf, et pour les projets de théâtre dans les camps de réfugiés. Avec ses camarades, et dans ses éditoriaux pour Al-Hadaf, il milite pour l'investissement dans la production cinématographique. Au début, il a fait face à une résistance due à l'éloignement coûteux et potentiellement élitiste des arts participatifs  et basiques vers lesquels le mouvement était prédisposé. Néanmoins, les fonds ont finalement été attribués, et de 1971 à 1974, le FPLP a réalisé cinq courts métrages, dont quatre dirigés par Hawal. L'un d'eux a rendu hommage à son ami, assassiné par les forces israéliennes en 1972: Ghassan Kanafani: The Word-Gun (Ghassan Kanafani: Al Kalima Boundouqiyah).

 

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Outer cover, tri-lingual PFLP film catalogue ca. 1975. Image courtesy of the Palestine Film Foundation.
Couverture extérieure, catalogue de films trilingues du FPLP ca. 1975. Avec la permission de la Palestine Film Fondation.

 

Nous avons filmé la réalité de la révolution palestinienne sous tous les aspects, que ce soit politique, militaire, social, économique ou culturel. Nous avons documenté tout cela, même si nous étions un petit groupe de cinéastes avec des films techniquement pauvres et des appareils photos. Nous ne pouvions pas produire un cinéma de «qualité supérieure» correspondants aux normes d'un «film normal» avec son langage expressif, parce qu'une « main faible et pauvre » ne peut pas toujours avoir une caméra qui a besoin d'une «main d'or» pour réaliser son rêve cinématographique en entier.

 

Cependant la chose la plus importante est que nous avons produit des documentaires filmés (et aussi des documents photographiés), dont une grande partie a été perdue avec ce qui a été pris par des soldats israéliens en 1982, quand Israël a envahi Beyrouth et a interrompu la Révolution palestinienne. Entre cette grande perte et ceux qui à partir de ce moment ont altéré ou déformé la représentation du cinéma à cette époque, une grande partie de la vérité qui fut documentée à l'aide d'audacieuses caméras a disparu.

 

De ce qui a été perdu de mon propre travail, je me souviens en particulier: des tournages fréquents dans les tunnels construits sous les camps; J'ai filmé une académie militaire clandestine; et j'ai emmené ma Bolex au sud du Liban en 1978 pour faire face à l'invasion israélienne à Tebnin et à Tsur. J'ai filmé des villes désertées par leurs populations...

 

—Kassem Hawal, correspondance, mai 2014

 

Le film poème de 1974 de Hawal Nos petites maisons est l'une des rares œuvres ayant survécu cette époque. Mélangeant une analyse marxiste-léniniste avec des visions oniriques de la guerre et du jeu, le film a remporté la médaille d'argent en 1974 au Festival de Leipzig. Peu de temps après, Hawal est retourné en Irak, faisant plusieurs courts métrages dont The Marshes (1976), qui examine le patrimoine des Arabes Marsh dans son district natal de Bassorah.

 

Hawal retourne au Liban en 1978, commençant des travaux sur ce qui reste de son film le plus connu: Retour à Haïfa, une adaptation du roman de Kanafani. Le film fut achevé en 1982, quelques mois avant que l'invasion israélienne ne mette fin à la révolution palestinienne au Liban de façon violente. Dans les années qui suivirent, Hawal fut en Syrie, en Grèce et aux Pays-Bas, où il vit actuellement.

 

Pour moi aujourd'hui, en tant qu'émigrant irakien vivant en Hollande, cette période de ma vie n'existe plus, mais je ne l'ai jamais oubliée.

 

J'ai appris de la révolution palestinienne deux choses: la patience et le courage. J'ai vécu avec de belles personnes, des personnes de rêves. Mais j'ai aussi appris à ne pas rêver de la même manière. Après le réveil de notre «longue sieste», nous avons découvert que nous vivions un rêve plus grand que le petit endroit où nous vivions – un espace qui contenait des gens et des rêves formidables, mais qui possédait à la fin seulement quelques kilomètres carrés ...des kilomètres qui comprenaient les camps de Sabra et Chatila.

 

—Kassem Hawal, correspondance, mai 2014

 

 

Massacre: Sabra et Chatila

 

En été 1982, Hawal a commencé à travailler sur un film financé par la Ligue arabe, en réponse à la mise à sac par Israël des ressources culturelles et historiques palestiniennes à Beyrouth (titré L'identité palestinienne en 1984). Lorsque le massacre de Sabra et Chatila a eu lieu le week-end du 16 au 18 septembre, il a suspendu ce projet et dirigé les fonds restants dans un film d'urgence sur les atrocités. Massacre: Sabra et Chatila fut achevé en 1982 avec un financement supplémentaire du ministère libyen de la Culture  pour la post-production (en échange d'un crédit à la production). C'était le premier film traitant du massacre.

 

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Title card, Massacre: Sabra and Shatila, 1982, Kassem Hawal. Image courtesy of the artist.
Titre, Massacre: Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. Avec la permission de l'artiste.

Massacre s'appuie sur des témoignages de survivants pour générer le portrait de la sauvagerie et du traumatisme. La proximité des événements relatés par les victimes rend leurs témoignages douloureusement convaincants. En ajoutant des images tournées après le massacre, le film devient un ensemble macabre de preuves: des témoignages percutants sont associés à des images des «lieux du crime», attestant du carnage et de la cruauté. Dans une certaine mesure, Massacre peut être analysé d'un point de vue juridique - comme une œuvre de cinéma judiciaire. Vu sous cet angle, le film, concis et long de 35 minutes, réunit les principales preuves appuyant cet argument dans un noyau bloc de 20 minutes qui inclut les déclarations de témoins. Cependant, elles ne sont pas disposées de la manière calculée à laquelle on peut s'attendre dans un simple exposé. Au contraire, ces témoignages sont si rapidement livrés et si densément imbriqués qu'ils atteignent une force affective cumulée qui va au-delà de tout raisonnement rationnel. Chaque témoignage d'atrocités semble dépasser et chevaucher le précédent, évoquant une description épisodique cauchemardesque du massacre lui-même, ainsi qu'un effet vivace du traumatisme psychologique impliqué dans son souvenir.

 

Titre de la séquence, Massacre: Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. Avec la permission de l'artiste. Extrait réduit d'un balayage numérique de la bande analogique de l'Umatic, 2014.

 

Le titre de la séquence de Massacre rappelle le passage d'ouverture d'une autre oeuvre accomplie après la dévastation de 1982 – The Dream de Muhammad Malas (achevé en 1987). En revenant aux images qu'il a tourné avant 1982 et avant la Guerre des Camps en 1985, Malas a analysé la vie avant 1982 dans camps, comme moyen d'infuser de l'espoir dans la période désespérée du milieu et de la fin des années 90 . [1] Son film s'intéresse à ce passé de manière oblique – à travers des rêves fragmentaires souvent étranges, que les personnes interrogées en 1981ont racontés à Malas.

 

Dans un passage d'ouverture de The Dream, une caméra tenue à la main porte le spectateur dans les ruelles étroites d'un camp de réfugiés, et arrive à la cour intérieure d'une maison de famille. Les sons d'une berceuse accompagnent la séquence. Comme l'observe Nadia Yaqub, la composition évoque ce voyage vers l' «intérieur psychologique» au centre de The Dream [2] . Dans le passage d'ouverture de Massacre, ce mouvement vers l'intérieur est plus erratique; la caméra semble chanceler prudemment au lieu d'avancer dans un mouvement de  glissement. Le camp est étrangement vide de vie. Des plans cinématographiques rouge sang ponctuent la séquence. La composition désaccordée de l'oud de Kawkab Hamza donne un sens inquiétant de ce qui s'est passé, et de ce qui est à venir.

 


Témoignage des survivants, Massacre: Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. Avec la permission de l'artiste. Entretien enregistré à Tripoli, en Libye, 1982. Extraits réduits à partir d'un enregistrement numérique de la bande analogique de l'Umatic, 2014. Traduction et sous-titrage (version provisoire) par la Palestine Film Fondation.

 

Aucun des survivants figurant dans Massacre n'est identifié par son nom. Tous, sauf un, sont interviewés dans les camps, certains sur les lieux mêmes auxquels leurs témoignages font allusion. La seule exception est la jeune femme présentée dans les extraits ci-dessus, qui s'est entretenue avec Hawal à Tripoli, en Libye, après y avoir retrouvé sa famille après le massacre. Comme beaucoup de témoignages de survivants dans le film, le sien ressemble à une hallucination. Le site du massacre est revisité en tableaux grotesques, chacun rappelant des «scènes» si «bizarres et inimaginables» que l'on peut à peine mettre des mots dessus. En effet, l'insuffisance de la langue devient paradoxalement la clé de la puissance du témoignage, pour attester à la fois des atrocités et de l'agonie.

 

L'instantanéité des scènes rappelées semble se mêler à leur perversité pour engendrer une syntaxe distincte traumatique: le passage des temps, on fait un retour dans le passé, les morts revivent, et les sombres réalités sont de plus en plus surréalistes. Dans l'extrait suivant provenant du projet de sous-titres du texte, une femme libanaise âgée se souvient avoir cherché sa famille dans le camp.

 

Extrait du travail de traduction anglaise, Massacre: Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. 00: 18: 26-00: 20: 04. Traduction (version provisoire) par la Palestine Film Fondation.

 

J'ai cherché mon mari et mon fils à l'endroit où ils les ont pris. Ils les ont emmenés quelque part ... et ils les mettent ... et ils les ont tués dans le pick-up.

 

Le pick-up dispose d'une chaîne.

 

Ils ont traîné ... ils ont tué mon fils et Deeb El-Hinnawi, et Mohammed El Kharasani. Ils ont mis mon fils sous la camionnette. Il portait une chemise blanche, des chaussures blanches et des jeans.

 

Et mon mari a sa carte d'identité et sa boîte à cigarette à la main.

 

Dormant ... comme s'il priait.

 

[...]

 

Ma fille est venue, a regardé son père et dit: «Oh, mère, c'est le papa. C'est mon beau-frère, je connais celui-ci, et celui-là ...!»

 

Elle criait tellement, elle avait l'air étrange: ses yeux étaient exorbités.

 

Conclusion

 

À travers les témoignages au cœur de Massacre, ni la colère ni la tristesse ne prévalent autant que ce sens général d'un spectacle étrange - incompréhensible dans sa barbarie, sûrement; mais tout simplement étrange ... un autre monde. En cela, le film continue de faire des  «rappels» au Le rêve de Malas quatre ans plus tard. En se souvenant de leurs visions aussi indicibles qu'indélébiles, comme les rêveurs de Malas, les survivants effectuent l'ineffable dans une série d'épisodes fracturés et d'images terrifiantes. Si la séquence d'ouverture de Massacre introduit l'intérieur du camp comme étrangement dépourvu de vie, ces témoignages fragmentaires repeuplent l'espace intérieur avec des apparitions spectrales de la mort et avec les cauchemars imprononçables de la vie.

 

Dans la dernière partie du film, cette correspondance reliant l'espace du film et ses caractéristiques de témoignage fera l'objet d'une modulation radicale: Massacre descendra maintenant dans une prison souterraine sous le désert de Syrie, où les prisonniers de guerre israéliens font des témoignages d'un tout autre ordre .

 

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Israeli POWs view photographs from Sabra and Shatila. Still from Massacre: Sabra and Shatila, 1982, Kassem Hawal. Courtesy of the artist.
Prisonnier de guerre israélien face à des images de Sabra et Chatila, Massacre: Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. Avec la permission de l'artiste.

 

Apprendre à ne pas rêver sera achevé au début de 2015.

 


[1]Yaqub, Nadia. 2014. "Refracted Filmmaking in Muhammad Malas's The Dream and Kamal Aljafari's The Roof", Middle East Journal of Culture and Communication, 7 (2): 152-168, 156-7.

 

[2] Ibid. 158.

À propos de l'artiste

La Fondation pour le Cinéma Palestinien (FCP) est une structure de recherche et d'exposition basée à Londres, spécialisée dans le cinéma et les œuvres vidéo sur et de la Palestine. Fondée en 2004, la FCP dirige une gamme d'activités de préservation, de sous-titrage, d'éducation, et de programmation de films au Royaume-Uni, dont le Festival annuel du film palestinien de Londres. 

 

Ce projet sera réalisé par le co-directeur de la FCP, Nick Denes, qui dirige le programme de recherche et de préservation de la FCP. Denes est un conservateur de film et un sociologue. Il est enseignant principal au Centre d'études des médias et du cinéma, SOAS, Université de Londres, et a publié de nombreux articles sur les images en mouvement de la Palestine, la «nouvelle extrême droite» dans l'Union européenne contemporaine, et la surveillance entre la Palestine et Israël.


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